Au cours de l’automne de 1971, squatters et voisins s’infiltrent dans une caserne laissée à l’abandon au centre de Copenhague. En octobre, Hovedbladet, journal alternatif, publie un article de Jacob Ludvigsen intitulé « Émigrez avec le bus n° 8 » qui propose de faire de ce squat en gestation une fristad, une ville libre, une oasis alternative. L’idée prend, lentement parce que l’hiver arrive.
Il n’y a guère de règles au début. D’abord parce que nul n’imagine que Christiania va durer. Ensuite parce que le projet utopisant de fristad n’est pas nécessairement celui des chômeurs, vagabonds, ivrognes et petits délinquants qui complètent la population de squatters hippies. Cependant, s’il doit y avoir une idéologie commune, personne ne doute qu’elle soit l’anarchisme implicite, minimaliste, du mouvement hippie. La liberté et l’égalité sont les mamelles de cet anarchisme vague, mais indiscuté. Personne ne dit : « Aucun christianite n’a plus de droits qu’un autre, aucun christianite ne peut donner d’ordres, la seule volonté avec laquelle on puisse marcher est celle de tous. »
La plupart des christianites sont des hippies et ont beaucoup lu.
Ils sont enfin occidentaux, du xxe siècle et enfants de l’État providence social-démocrate.
Peu de règles seront donc précisées parce que pour eux certaines vont de soi : chacun peut pratiquer la religion qu’il veut, mais les sacrifices humains sont mal vus. Chacun peut s’exprimer comme il l’entend, mais le poing ne saurait aider la langue. La propriété pourrait bien être le vol, mais on n’emprunte pas le sac de couchage du voisin sans sa permission.
L’allocation des ressources rares (la définition que les économistes donnent de leur douteux passe-temps) est dès l’abord un problème difficile à Christiania. Car, entre l’abandon par l’armée de la caserne en 1969 et l’arrivée des squatters en 1971, débrouillards et artisans ont pillé la plomberie, les portes, les baignoires, les cuvettes de WC, les circuits électriques, les éviers. Les appartements encore intacts ont été vite occupés. Le reste est très recherché, en fonction de l’équipement encore présent. Et les occupants des appartements intacts, lorsqu’ils partent deux jours à un festival de rock, retrouvent leur part de squat squattée par de nouveaux squatters.
Qui a droit à quoi ?
Chaque christianite sait que, selon le droit positif danois, il ne possède rien à Christiania, officiellement propriété du Ministère de la Défense. Quant à l’anarchisme, même minimaliste, il est formel : la propriété est le vol.
Si rien alors ne justifie un droit de propriété, le froid justifie un droit d’usage. Aura droit à un logement qui l’aura habité le premier. Les nouveaux, pas toujours informés de ce consensus auquel on est tôt arrivé sont nombreux. Nombreuses aussi sont donc les photographies qui montrent, peint sur une porte « Her bor Kai & Hans » (ici habitent Kai & Hans).
Jeunes, libres et curieux, les christianites voyagent beaucoup. Combien de temps a-t-on le droit de laisser un logement inoccupé ? Nul n’a su me dire comment les mystérieux trois mois sont nés. Mystérieux et peu rigoureux : tel « vieux christianite » amplement pourvu d’amis partira six mois sans inquiétude, tel nouveau, impopulaire ou inconnu, se fera chiper son grenier en six semaines. Mais « trois mois » sont les deux mots à utiliser dans un møde. Un møde ?
Une myriade de problèmes, la plupart d’ordre pratique, se posèrent. Par exemple, le système électrique ravagé ne supportait pas la surcharge occasionnée par un radiateur électrique. La solution de ces problèmes exigeait souvent soit une action concertée, soit une règle contraignante. Qui allait édicter cette règle contraignante ? Møde, en danois, signifie réunion, assemblée. Assemblée générale se traduit par fællesmøde. Les premières assemblées générales se rassemblèrent donc. Il fut vite évident que leur autorité, en théorie la seule possible, serait limitée.
D’abord, parce que bon nombre de christianites, préférant la bière à l’anarchisme, ressentent peu de respect à l’égard des fællesmøder. Ce qui ne signifie pas qu’ils en négligent systématiquement les prescriptions : qui met en marche un radiateur électrique comprend à la troisième panne qu’elles ne sont pas sans sagesse.
Ensuite, parce que trois cents personnes (dont vingt plus ou moins ivres, cent fumant joints et shilums, cinq accompagnées de bébés hurlant, douze accompagnées de chiens aboyant, deux d’une santé mentale vacillante) prennent malaisément des décisions pratiques.
Enfin, parce que conscient du caractère peu équitable, à l’égard de la minorité, des décisions d’une majorité, on ne vote pas. Comment sait-on alors qu’une décision a été adoptée ? À trois cents, cela se voit.
Toutefois, si une décision ne peut être prise qu’à la quasi-unanimité, peu de décisions seront prises. Aussi l’impuissance relative des fællesmøder apparut-elle bientôt. Leur statut évident de souverain ultime du corps politique christianite, ou, pour le sujet qui nous occupe, de Cour suprême, fit cependant que l’institution existe toujours. On résolut, pour pallier les encombrants fællesmøder, de créer les områdemøder (assemblées de zone . On divisa donc Christiania en områder dont le nombre a varié, et l’on convint que l’ordre normal de décision politique ou de résolution des conflits était ceci : On discute entre voisins, ou au husmøde (réunion de maison).
Si ceci échoue, on discute à l’områdemøde.
S’il échoue, on discute au fællesmøde.
Si le dernier échelon échoue, on recommence, à l’un quelconque des échelons. Jusqu’à ce qu’un jour la solution naisse, ne serait-ce que de la lassitude générale. 80 % des litiges (je ne parle donc pas des débats politiques) tranchés par les område – et fællesmøder concernent l’occupation de tel ou tel appartement, maison, roulotte… Comme bien l’on pense, même avec un droit positif si limité, l’esprit chicaneur fit son apparition. On vit contester les décisions des møder pour des raisons procédurales. Aussi, malgré l’absence complète de document écrit, le droit christianite développa-t-il des procédures. Tout christianite qui souhaite qu’on prenne telle ou telle décision a le choix. Soit il se contente de participer à ceux,qui se tiennent plus ou moins régulièrement, à des dates choisies au møde précédent. Soit il en convoque un lui-même, en apposant une affiche, au moins, bien visible. Si personne ne vient à son møde, tant pis pour lui. À partir de six, sept, huit personnes, le møde peut être considéré comme valable. Si les décisions en sont contestées, un møde suivant qui réunirait les trois quarts des habitants de l’område serait considéré comme plus valable (non, il n’y a pas de seuil fixe).
Si notre christianite n’est pas satisfait de la décision de son møde, ou si celui-ci a échoué à en prendre une, ou si les habitants de l’område boycottent systématiquement tous les møder qu’il convoque, parce qu’ils savent avoir affaire à un teigneux, un ennuyeux, ou l’un des deux ou trois maniaques de la procédure qui encombrent Christiania, il peut appeler à un fællesmøde. Il y faut au moins une semaine de délai, et une affiche dans chaque område. Il est mal vu de se limiter à si peu ; beaucoup d’affiches et deux semaines au moins de délai évitent de se rendre impopulaire.
Il est remarquable que, pour la période dont je peux traiter avec sûreté, soit 1971–1984, les règles positives du droit christianite sont restées extraordinairement peu nombreuses, en gardant à l’esprit qu’on ne saurait qualifier de règles positives les interdictions du meurtre, du viol…. qui pour les christianites tombent sous le sens.
À l’interdiction du chauffage électrique s’est ajoutée celle du camping après un été catastrophique où les excréments des campeurs ont noyé Christiania. Les voitures ont rapidement été bannies des arbres et des pelouses de Christiania, mais les camions, les tracteurs et le bulldozer du Maskinhal ont droit de cité.
Les aktivister (activistes) plus politisés, en général d’origine bourgeoise et de haut niveau de scolarisation, ont poussé à la création de plusieurs autres règles qui n’ont jamais entraîné la même unanimité :
– Le « loyer » (contribution à la caisse commune) ;
– La règle selon laquelle n’ont droit à participer aux møder que les gens qui dorment à Christiania ;
– L’interdiction de vendre une habitation à son occupant suivant ou de l’acheter au précédent ;
– L’interdiction d’installer de nouvelles roulottes ;
– L’obligation d’en référer à l’områdemøde pour qui souhaite emménager (afin que, d’une part, les droits de ceux qui ont depuis longtemps demandé à emménager dans tel ou tel endroit lorsqu’il deviendrait libre soient respectés. Et, d’autre part, afin que l’on puisse éviter d’avoir pour voisin quelqu’un d’impopulaire ou de dangereux).
Toutes ces règles ont toujours été vigoureusement contestées, au moins par les pushers, les vendeurs de haschich, un peu plus nombreux en moyenne que les activistes, et parfois par le « marais », la très vaste majorité des christianites ni activistes ni pushers. Elles n’ont jamais eu de valeur contraignante que pour qui estime importante l’estime des activistes.
Notons que dans le site internet christiania-org qui donne la liste des règles de Christiania, on évite soigneusement le mot « loi ». Les christianites se méfient tellement de la loi, qu’ils refusent ce nom même aux lois qu’ils ont créées. Depuis l’origine de Christiania, chaque règle positive semble une défaite aux christianites qui regrettent que tout ne se règle pas grâce à la conscience de chacun.
On sait que, selon un vers célèbre de Bob Dylan, pour vivre sans loi, il faut être honnête. Et, depuis l’Antiquité, on répète que, si l’on ne veut pas de loi, il faut des mœurs.
Nous avons fait le tour du bref code civil de Christiania. Y a-t-il un code du travail ? Christiania a loyalement tenté de bâtir une économie non capitaliste : mais à mille personnes perdues dans une métropole capitaliste d’un demi-million d’habitants… On a en tout cas convenu (tôt, mais quand ?) d’un salaire horaire minimal. Il a semblé évident que dans les collectifs de travail tous étaient égaux et que la seule autorité ne pouvait être que le møde des collègues (medarbejdermøde). Mais ici le droit christianite a été pollué par le droit extérieur, depuis que nombre d’activités économiques christianites ont adopté les règles danoises en se déclarant aux autorités. Pour autant que je le sache, les activités non déclarées continuent à fonctionner selon la règle christianite. Ajoutons toutefois que presque tous les groupes d’activités distinguent entre membres permanents et temporaires ; soit qu’ils aient été échaudés par le chaos provoqué par des travailleurs éphémères, et donc insoucieux, soit qu’ils refusent de partager le gâteau en trop de parts. Les temporaires n’ont en général pas voix au chapitre lors du møde (qui seul décide s’ils deviendront permanents ou non).
Y a-t-il un code pénal ? La théorie anarchiste ne prévoit comme seul châtiment que l’exclusion. Christiania a fait de même. Mais ! Mais depuis qu’en 1979, après des mois de débats, après plus de vingt morts par overdose cette année-là, après des années de présence oppressante et déprimante des junkies et de leur univers, Christiania a décidé d’interdire les drogues dures, on a parfois vu les pushers lâcher leurs très gros chiens sur un toxicomane ou un trafiquant imprudent (aucun n’a été dévoré, mais les malheureux coururent très vite).
L’exclusion, en tout cas, a été le lot des junkies qui n’ont pas entamé de désintoxication, puis de qui s’est laissé happer par les drogues dures. Elle est rarement et difficilement décidée, pour deux raisons : parce que, dans cette société villageoise où tout le monde se connaît, reléguer quelqu’un aux ténèbres extérieures est difficile. Soit psychologiquement, parce que l’expulsion en 1979 des junkies, tous personnellement connus des autres christianites, a laissé de profondes cicatrices morales. Soit pratiquement, lorsque la brebis galeuse a beaucoup d’amis ou peu de scrupules. Ainsi le groupe de pseudo-Hell’s Angels appelé Bullshit, qui mérita l’expulsion de bien des manières, ne délivra Christiania de sa présence que lorsque ses membres les plus dangereux eurent été peu à peu assassinés par les vrais Hell’s Angels.
En réalité, la petite taille de Christiania masque ici sa valeur d’expérience. Sa taille réduite, si elle conduit à hésiter à appliquer la sanction maximale aux pécheurs, conduit à aussi hésiter à pécher. En effet, violer ouvertement et systématiquement les règles expose aux reproches et à la perte de la sympathie des bons citoyens. La majorité des christianites méritant le qualificatif de bons citoyens, et souhaitant le mériter, le poids de l’opinion suffit à ancrer la norme. En revanche, la communauté est désarmée face à ceux que l’opprobre publique laisse froids.
Les cas les plus nombreux d’expulsions ont été ceux de la Junk-blokade de 1979. On bloqua alors à dix, quinze, trente christianites, la porte du domicile des gens expulsés et on leur signifia qu’ils n’étaient plus les bienvenus. De 1980 à 1984, je n’ai souvenir que de deux expulsions non liées aux drogues dures, l’une « légale », l’autre non, toutes les deux amères.
Un activiste nommé Børge Madsen écrivit un fort bon livre sur Christiania. Il y fut le premier à dévoiler que l’opposition activistes-pushers, la plus fondamentale division politique de Christiania, cachait une opposition plus classique de christianites d’origine bourgeoise et de christianites d’origine populaire. Le fond du livre critiquait surtout les activistes. Un passage, à l’ironie maladroite, décrivait cependant l’apparence physique des pushers de manière stupide. Les pushers ne lurent jamais ce livre. Mais Gammel Mads, un ancien cadre de chez Unilever et alors trafiquant de haute volée, et Pelle-Puces-dans-la-fourrure, fanatique de la chicane et de la zizanie, reproduisirent le passage imbécile, puis persuadèrent les pushers que le livre était une machine de guerre, un pamphlet, un tissu d’injures contre eux. Les menaces contre Børge furent nombreuses, physiques, précises et passèrent entre autres par des affiches clamant « Tillykke Christiania, Børge flytter » « Meilleurs vœux Christiania, Børge s’en va ». Écœuré et terrifié, Børge s’en alla effectivement.
L’autre concerne un homme depuis longtemps installé à Christiania. Discutant un jour avec une femme qui l’avait quitté, il la frappa d’un coup de poing si violent qu’il lui brisa le nez. Très vite, les femmes de Christiania convoquèrent un faellesmøde. John tenta de s’excuser, mais les femmes furent inflexibles. John tenta alors de passer outre et de rester à Christiania, mais les femmes refusaient de lui parler, et les hommes activistes (John était un activiste), gênés, ne répondaient guère à ses demandes de sympathie. En deux semaines, John céda et partit.
Les deux cas sont amers, l’un parce qu’il fut comme un rot de bêtise et d’intolérance résonnant à travers Christiania et insultant, comme dans la société normale, celui-là même qui en accuse les défauts, l’autre parce que la belle fermeté dont on fit preuve devant un homme seul se fissura devant les crimes simultanés et graves des Bullshit [12], qui, eux, attaqueraient physiquement leurs accusateurs. Selon les statistiques policières, il se commet plus de viols à Christiania qu’ailleurs. D’accord en ceci avec nombre de femmes christianites, je pense plutôt que les femmes christianites hésitent moins à porter plainte [13]. Un viol entraîne en théorie l’exclusion, mais deux ou trois psychopathes notoirement dangereux et aux viols avérés se sont maintenus des années à Christiania.
Les meurtres entre christianites sont inconnus. Mais des christianites, tout comme des visiteurs, ont été victimes d’assassins ou, plus souvent, de rixes d’ivrognes. Dans tous les cas d’homicide, des christianites ont alors aidé la police criminelle dans son enquête.
Christiania démontre qu’une société sans droit écrit, sans tribunaux, sans police, sans prison est viable. Mais qu’elle n’est ni juste ni entièrement sûre, tant que chacun ne tire pas les conséquences de l’absence d’accaparement du droit, tant que chacun ne porte pas sa part de la médiation des litiges et de la protection de tous.
Il est important de signaler que depuis 2001 la ville de christiana subit les assauts du nouveau gouvernement libéral démocrate et de sa volonté de normalisation. Le Premier ministre Anders Fogh Rasmussen s’est attaqué à l’épineux dossier Christiania, sur lequel d’autres avant lui se sont cassé les dents, en commençant par démanteler, début 2004, Pusher Street: un marché à ciel ouvert des drogues douces -illégales au Danemark mais tolérées dans l’enceinte de la “ville libre”, du temps des socio-démocrates. Avant cette date, Christiania était la plaque tournante du haschich en Europe du Nord et l’une des principales attractions touristique de la capitale. Les drogues douces brassaient selon les estimations entre 500 millions et 1 milliard de couronnes par an (entre 67 et 134 millions d’euros) et faisaient vivre -directement ou indirectement- un quart des Christianites.
En mettant un terme à cette économie, le plan de normalisation du gouvernement à reçu le soutien du Folketing (Parlement) et d’une majorité de Danois, de moins en moins tolérants et de plus en plus partagés au sujet des Christianites, qui ont le privilège d’habiter dans un havre de paix en pleine capitale pour un prix dérisoire, puisqu’ils ne paient pas de loyer, mais une taxe à la communauté en échange de l’eau et de l’électricité…
Après deux ans et demi d’âpres négociations avec les pouvoirs publics, les Christianites n’ont pas eu d’autre alternative que d’accepter, fin mars, un plan qui ouvre la voie à la normalisation. Le gouvernement prévoirait la construction de 300 logements. Les anciennes casernes converties en appartements seraient rénovées mais les habitations en bois construites par les squatteurs sur les anciens remparts de la ville détruites.