«Les Grecs voyaient la nature d’une autre façon que nous, car il faut admettre que leur œil était aveugle pour le bleu et le vert, et qu’ils voyaient au lieu du bleu, un brun plus profond, au lieu du vert un jaune (ils désignent donc par le même mot la couleur d’une chevelure sombre, celle du bleuet, et celle des mers méridionales, et encore, par le même mot, la couleur des plantes vertes et de la peau humaine, du miel et des résines jaunes : en sorte que leurs plus grands peintres, ainsi qu’il a été démontré, n’ont pu reproduire le monde qui les entourait que par le noir, le blanc, le rouge et le jaune). Comme la nature a dû leur paraître différente et plus près de l’homme, puisqu’à leurs yeux les couleurs de l’homme prédominaient aussi dans la nature et que celle-ci nageait en quelque sorte dans l’éther colorié de l’humanité! (Le bleu et le vert dépouillent la nature de son humanité plus que toute autre couleur.) C’est par ce défaut que s’est développée la facilité enfantine, particulière aux Grecs, de considérer les phénomènes de la nature comme des dieux et des demi-dieux, c’est-àdire de les voir sous forme humaine. Mais que ceci serve de symbole à une autre supposition. Tout penseur peint son monde à lui et les choses qui l’entourent avec moins de couleurs qu’il n’en existe, et il est aveugle à l’égard de certaines couleurs. Ce n’est pas là uniquement un défaut. Grâce à ce rapprochement et à cette simplification, il introduit, dans les choses, des harmonies de couleurs qui ont un grand charme et qui peuvent produire un enrichissement de la nature. Peut-être est-ce par cette voie seulement que l’humanité a appris la jouissance en regard de la vie, par ce fait que l’existence lui fut d’abord présentée avec un ou deux tons simples, avant de passer à des nuances plus variées. Et maintenant encore, certains individus s’efforcent de sortir d’un daltonisme partiel, pour parvenir à une vue plus riche et une plus grande différenciation : à quoi non seulement ils trouvent des jouissances nouvelles, mais ils sont encore forcés d’en abandonner et d’en perdre quelques anciennes.»
Friedrich Nietzsche, Aurore, 1881